Lourdeur apparente, dispositif jubilatoire :
Encore heureux,
d'Yves Pagès
« Attendu que Lescot Bruno était âgé de cinq ans au
moment des faits ayant motivé la première plainte à l'origine de
l'affaire qui fait ici l'objet de notre examen ;
« Attendu que le mineur Lescot Bruno, domicilié au 2 bis
rue Chapon, dans le troisième arrondissement de Paris, était alors
inscrit en grande section à l'école maternelle du 25 de cette même
rue ; (...) »
Tel est l'incipit d'Encore
heureux (L'Olivier, 2018), qui
se poursuit de la même manière quand on tourne la page. Le lecteur
interpelle alors sa compagne, dit « écoute-moi
ça » et lit à haute voix. Ensemble, on s'amuse de cette
écriture impossible.
Puis le lecteur reprend sa lecture silencieuse, lit dix autres pages
du même tonneau, et se décide à feuilleter le roman pour savoir
combien de temps cette blague va se prolonger : ouf, ce n'est
pas entièrement écrit comme cela ; mon Dieu, il y en a jusqu'à
la page 66 (et le lecteur ignore encore que deux autres chapitres,
plus courts, reprennent ce système, histoire de faire bonne mesure.)
Pourquoi ? se demande-t-il.
Qu'est-ce qui a pris à Yves Pagès ? Tout lecteur se pose
d'abord cette question-là : pourquoi ce livre enchaîne-t-il
des dizaines de pages de courts paragraphes écrits comme des textes
judiciaires, systématiquement factuels, moralisateurs et d'une
lourdeur stylistique lisible dès l'incipit.
La réponse ne se trouve pas dans le
texte lui-même : ce langage judiciaire ne laisse pas l'espace
nécessaire – justement pas, bien au contraire. Car nous sommes en
littérature, pas en cour d'assises. Autrement dit, le lecteur n'est
ni censé aimer ce style lourd, ni s'associer au point de vue froid
porté sur Bruno Lescot dans ces soixante pages. Il s'agit d'un
roman, donc le lecteur désire une écriture vivante, de
l'imagination, de l'ambiguïté. Il réagit ainsi aux « attendu
que » anaphoriques, qui lui déplaisent forcément, en se
prenant de sympathie pour Bruno Lescot. Tout ce très long premier
chapitre froidement intitulé « exposé des motifs »
contribue d'ailleurs à ce sentiment, puisque le « prévenu »
(parlons nous aussi comme des juges) n'est qu'un enfant, et que la
charge portée contre lui est disproportionnée, ce qui crée un
effet comique, par outrance et répétition.
Nous nous situons donc d'emblée
dans un dialogisme entre le lecteur et l'auteur (des universitaires
parleraient ici du narrataire et du narrateur), qui nous fait
sentir la nécessité d'un acte de lecture actif, permettant
d'accéder à une forme d'humour ; alors l'excès de lourdeur
nous devient-il jubilatoire. Et ce dialogisme est d'autant plus fort
qu'Encore heureux relève
du roman policier, genre où le détective et le lecteur suivent des
démarches herméneutiques similaires. Ici, toutefois, l'originalité
se situe dans le caractère paradoxal du dispositif narratif :
la littérarité naît de l'absence absolue de littérarité du texte
apparent, comme si ce chapitre était un film qu'il fallait
développer dans la chambre noire qu'est notre esprit de lecteur.
Plus brefs, les chapitres suivants
empruntent encore à des formes plus ou moins figées : les
« coupures de presse » alternent avec une « étude
de cas » psychiatrique », l'« exposé des motifs »
et l'« audition des témoins », qui laisse de l'espace
aux expressions subjectives, avec leurs langages parfois populaires
et la diversité de leurs figures (de l'anar espagnol à moitié
paumé aux compères criminels de Lescot et à sa grand-mère). Il
faut pourtant attendre la « contre-enquête » qui donne
son titre au dernier chapitre pour que le narrateur s'exprime à la
première personne, avec de la sympathie pour Bruno Lescot et un sens
de la complexité et de l'ambiguïté. Cette contre-enquête est bien
sûr l'horizon où Yves Pagès tenait à nous emmener : par
notre contre-lecture, nous avons permis cette progression.
Surtout, ce dispositif est cohérent
avec le propos du roman. Bruno Lescot est un individu qui, au
tournant des années 1980, donc au crépuscule des rêves politiques,
a été animé d'un énorme appétit de liberté, et qui a éprouvé
l'impossibilité d'agir. L'absence de respiration qui caractérise
les pages judiciaires est donc un signe de l'absence d'espace laissé
à l'action. Celle-ci devient même carnavalesque (soit un nouveau
niveau de retournement) : Bruno Lescot et les siens se déguisent
pour le braquage qui lui vaudra de longues poursuites ; quant à
son propos politique, il s'exprime avant tout par des petits dessins
et des graffitis (dont Yves Pagès est grand amateur.)
Décidément,
tout se joue en négatif, dans l'esprit de carnaval. Mais cela n'a
rien de gratuit, car c'est justement ce manque d'espace (pour agir,
dans une société judiciarisée et sécuritaire) qu'Encore
heureux nous signifie, tout en
nous désignant des espaces restants : les graffitis, le
personnage de Bruno Lescot, et le paradoxal dispositif du roman
lui-même ; et ce sont ces espaces qui nous laissent, dans notre
société, la possibilité d'être encore heureux.
Un
article remarquable a été écrit, à notre connaissance, sur Encore
heureux :
Christine
Marcandier, « Lescot Bruno, l'homme qui mord », sur
Diacritik, le
19 février 2018,
https://diacritik.com/2018/02/19/lescot-bruno-lhomme-qui-mord-yves-pages-encore-heureux/
(cet article décrit notamment le hold-up évoqué ici comme un
« happening carnavalesque » ; il analyse aussi
comment, progressivement, « se dessine le portrait-robot »
de Bruno Lescot, par un processus relevant de l'écriture
fragmentaire.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire