Répétitions
et dispositifs dans
La
Petite Gauloise
de
Jérôme Leroy
Jérôme Leroy est peut-être le
seul auteur français de polars qui sache encore écrire.
Cette affirmation peut faire sourire
des esprits sérieux, car le procédé le plus visible dans
l'écriture de La Petite Gauloise,
déjà présent dans les textes précédents de Jérôme Leroy mais
cette fois systématisé, est la répétition souvent anaphorique du
nom et du prénom, parfois associés à la fonction sociale, de
chaque personnage, à des intervalles très brefs, procédé qui
vaudrait à un auteur novice envoyant tremblant son manuscrit par la
Poste le mépris amusé de l'éditeur germanopratin qui fermerait le
fascicule après vingt-cinq lignes.
« Le capitaine Mokrane Méguelati n'hésite pas trop. Le
capitaine Mokrane Méguelati sort son Glock 41 en renversant une
table derrière laquelle il se planque, aussitôt déchiquetée par
une rafale de Kalachnikov.
Le capitaine Mokrane Méguelati riposte à l'aveugle (...) »
(page 35.)
Certains noms apparaissent ainsi
cinq ou six fois par page, voire deux fois dans une même phrase –
véritable hérésie ! Ce n'est pourtant pas que Jérôme Leroy
ignore l'existence des pronoms personnels ou qu'il vienne de
découvrir la fonction copier-coller sur son logiciel de traitement
de texte. Il martèle car il veut marteler. Il signifie son
indifférence envers les conventions du bien-écrire comme du
bien-penser. Il semble refuser en même temps la tendance
contemporaine à appeler les personnages par leur seul prénom, ce
qui fait sympa. Écrire
« Flavien » ou « Alizé » les auraient
rapprochés de nous, tandis que la lourde répétition des prénoms
et noms instaure une distance, encore plus grande lorsqu'un
personnage est réduit à sa fonction (« le Combattant »,
« la directrice départementale de la sécurité publique »),
tout en établissant une forme d'égalité et donc un espace pour
caractériser les personnages par leurs paroles, pensées et
comportements.
Ces choix sont cohérents avec
l'ironie employée pour considérer les deux personnages
bien-pensants du livre, le prof Flavien Dubourg et l'auteur pour la
jeunesse Alizé Lavaux, encore plus pitoyables (pour employer un mot
de la petite Gauloise) que les lycéens dont l'inculture et la
brutalité sont justement considérées sans aucune recherche de
justifications bien-pensantes. Ces répétitions sont bien un signe
de la désillusion de l'auteur, d'une absence de concessions et d'une
colère qui porte en particulier contre l'incapacité de la gauche
française (la gauche, pas le PS) à attaquer l'islamisme avec la
totale dureté qu'il mérite. La Petite Gauloise,
qui n'a bien sûr pas plus de complaisance pour l'extrême droite
française, est ainsi un rare roman de gauche qui soit lucide, cette
rareté en faisant un roman de gauche nécessairement désabusée.
Une autre répétition majeure, avec
des variantes porteuses de sens, est essentielle au dispositif
narratif de ce roman bref, dont nous ne savons pas bien, pendant
longtemps, où il nous emmène. De nombreuses sections (séparées
par des astérisques, centrées sur des personnages différents)
commencent par le schéma suivant : « La raison pour
laquelle [situation] est sans doute à chercher dans des désordres
géopolitiques bien éloignés de [cadre de la situation] ». Le
texte signifie donc que l'essentiel ne se passe pas là où l'action
du roman prend place. Mais nous sommes en littérature, donc la
lacune éveille notre curiosité, donc nous sentons, soit que le
roman nous transportera dans les lieux de ces « désordres
géopolitiques » (vers la Syrie), ce que la connaissance des
textes de Jérôme Leroy rend très peu probable, soit que ces
désordres se concrétiseront dans les lieux du roman ; grâce à
la conscience de ce dispositif, nous pressentons que c'est en partie
là que le roman veut nous emmener.
De même le titre fait-il sentir
qu'un personnage de « petite Gauloise » prendra de
l'importance, alors qu'elle n'apparaît que dans les souvenirs du
Combattant (page 47). À cause de ces deux attentes, le lecteur sent
que le roman en vient au cœur de son sujet, en quelques pages, d'une
part quand une section indique que les « désordres
géopolitiques lointains ont pris une forme très concrète dans la
grande ville portuaire de l'Ouest » (page 86), d'autre part
quand nous pressentons que cette « petite Gauloise » est
le personnage féminin apparaissant page 92, ce pressentiment
s'expliquant par son comportement un peu étrange et surtout parce
que ses pensées sont les premières d'un personnage à exprimer la
dureté envers tous les autres qui parcourt le roman : elle
considère ainsi « le prof frustré, l'auteure jeunesse qui
parle égalité, droits de l'homme, tolérance, féminisme et qui ne
réagit pas à une main au cul, ces deux débiles de Quoc Han et Omar
(…) » (page 93.) Ce personnage incarne l'esprit du roman, or
le personnage du titre n'est pas apparu, donc le lecteur a
l'intuition que c'est le même personnage. La « lourdeur »
dont nous parlions ne concerne pas le dispositif.
Auparavant, la répétition passe
toutefois par des variantes négatives. « La raison pour
laquelle [situation] » est suivie, page 54, de ceci :
« c'est qu'elle a trop bu de shots de vodka dans un bar
d'Oberkampf, la veille » et, page 50, de cela : « est
à chercher dans la misère sexuelle bien particulière de notre
temps. » Plusieurs hypothèses en résultent : les deux
personnages concernés, « l'auteure jeunesse » et le prof
de lettres, sont hors du coup, or ils incarnent la littérature, qui
semble donc elle aussi hors du coup ; le bar d'Oberkampf étant
emblématique du Paris bobo, celui-ci n'est qu'une périphérie des
tensions de l'époque, et au lieu que la province s'en aille à
Paris, c'est lui qui se déplace dans la grande ville portuaire de
l'Ouest (on pense à Saint-Nazaire, mais on s'en fiche), emblématique
de la France sinistrée, donc plus centrale en termes historiques. Ce
roman d'action dresse donc aussi le tableau des dynamiques traversant
la société française et de ses pires faiblesses, par exemple page
85 :
« C'est par là que l'on remarquera que des idées
émancipatrices de gauche radicale ne peuvent pas grand-chose contre
la frustration sexuelle et que si on avait écouté Wilhelm Reich
plutôt que de le foutre en taule, on n'en serait pas là,
peut-être. »
Ces « variantes négatives »
de la répétition au sujet de personnages pitoyables ne sont
pourtant pas des parenthèses gratuites, car elles appellent une
troisième incarnation de la littérature, cette fois par la petite
Gauloise, littéraire de la manière la plus forte qui soit :
elle a réellement lu et compris Rimbaud (ce qui pourrait la rendre
sympathique, donc innocente : non, non ; mais elle seule,
dans ces pages, est totalement belle) ; elle écrit avec cette
force. Le roman nous emmène ainsi à une synthèse étonnante,
puissante et monstrueuse entre l'horreur absolue, le djihadisme, et
le sommet de l'humanité, Rimbaud. Le désastre de l'époque permet
cette synthèse, et implique que le geste de la petite Gauloise ne
fait que prolonger son constat nihiliste sur toute notre époque.
Au-delà des répétitions et du dispositif narratif, il y aurait
encore beaucoup à dire sur La Petite Gauloise,
par exemple en parlant des modalités de l'écriture ironique, du jeu
sur les clichés, de l'usage du discours indirect libre ou de
l'ampleur des phrases. Mais dans quatre-vingts ans, peut-être, inch'
Allah, des thèses de doctorat
pourront s'en charger, quand elles se plongeront dans notre désastreux
paysage littéraire. Comme quoi, parfois, à quelque chose malheur
est bon.
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