Les Falsificateurs, d'Antoine Bello


Antoine Bello est l’un des rares auteurs français actuels qui sachent commettre des récits réellement jubilatoires et d’une complexité vraiment cohérente avec la réalité du monde contemporain. Hélas, Bello publie trop rarement. Il a en effet fallu attendre dix ans après Eloge de la pièce manquante (1997), qui évoquait tout à la fois Le Silence des agneaux, La Vie mode d’emploi et Citizen Kane (les amateurs comprendront pourquoi), pour lire enfin son deuxième roman, sorti en 2007.
Les Falsificateurs peut se définir comme un roman de la mondialisation. Il évoque une société multinationale au sens le plus complet de ce terme : elle intervient à Reykjavik, Barcelone et Krasnoïarsk comme en Argentine et au Groenland, et ses membres sont Japonais autant que Mexicains, Africains ou Français. Pour dire tout bêtement, ce roman nous fait donc voyager ; cela nous change un peu des récits des provinces françaises peuplées de psychologies douloureuses. Bello pourrait donc faire ricaner simultanément les chantres du minimalisme, les altermondialistes et les plus rigoureux amoureux de polars : son texte ne fait que raconter des histoires, diraient les premiers, persuadés que les lecteurs français ont des exigences autrement plus élevées ; les altermondialistes, pour leur part, lui reprocheraient de présenter une vision idéaliste ou tronquée de la mondialisation, les misères de la planète étant limitées ici aux malheurs des Bochimans, un peuple du Botswana ; enfin, les adeptes du vraisemblable s’étonneraient légitimement qu’une organisation secrète employant des milliers de personnes depuis des dizaines d’années soit restée méconnue du reste du monde.
La finesse du roman est justement inséparable de cette dernière critique. En effet, la société transnationale mise en scène, nommée le Consortium de Falsification du Réel (CFR), œuvre à écrire des scénarios vraisemblables. L’écriture est donc au centre du roman. Mieux encore, ces scénarios doivent être tenus pour vrais par les non-initiés, et agir sur la réalité. Par exemple, une scénariste qui invente l’histoire d’une petite ville du Nebraska travaille à rendre crédible son invention : simultanément à son scénario, elle invente les « sources » qui le soutiendront. Puisqu’elle décide que la ville de Skitos, qui existe réellement, a été fondée par un berger thessalien nommé Spyros, elle crée ainsi « l’Association pour la culture thessalique », dont elle rédige patiemment les minutes correspondant à vingt années de réunions, et dont les membres sont des « légendes », à savoir des individus créés par le CFR mais enregistrés, grâce à diverses manipulations, dans les fichiers d’Etat-Civil nécessaires ; de même, cette scénariste pose discrètement des pierres tombales dans le cimetière de Skitos, au nom des personnages inventés, et insère – entre autres actions – des rubriques nécrologiques dans les exemplaires des journaux d’époque conservés par des bibliothèques. Plus généralement, le CFR travaille avec une rigueur absolue : un scénario ne doit comporter aucune faille, toutes les sources nécessaires doivent être inventées, et aucune ne doit pouvoir être remise en doute par des individus extérieurs à la Société.
Ainsi, la fiction est inséparable de sa mise en forme : Bello est évidemment un auteur classique, dont on pourrait dire qu’il reprend les cinq grandes parties de la rhétorique classique, l’inventio étant soutenue, chez lui comme pour elle, par la dispositio, ou l’art de la mise en forme. Tout « dossier » du CFR comprend en effet un travail de scénario et un travail « de falsification », qui concerne les sources, donc la cohérence et la crédibilité du dossier. Les Falsificateurs signifie donc que les fictions apparemment les plus fantaisistes peuvent être inventées (la chienne Laika n’a jamais été dans l’espace, car elle n’a jamais existé, c’est un agent du CFR qui a falsifié des communiqués de l’agence de presse soviétique), à la condition toutefois que l’histoire soit vraisemblable, ce qui se révèle possible.
Ce roman est donc un plaidoyer en faveur de l’imagination, de l’écriture imaginative. Cette dimension métatextuelle évidente est d’ailleurs explicite, les agents du CFR recevant des cours sur les éléments permettant à une histoire d’être crédible. La question de la réception est notamment centrale, un scénario ayant d’ailleurs moins besoin d’être vraisemblable que crédible ; entre ces deux termes s’opère un glissement très significatif. Bello a donc parfaitement conscience de problématiques très actuelles, qu’il actualise en les inscrivant dans un roman de facture apparemment très classique. De plus, toute une ambiguïté, également très actuelle, ressort de son texte : la frontière entre le réel et la fiction devient floue, dès lors qu’un travail rigoureux de falsification peut permettre de rendre crédible toute histoire. 
De manière originale, Bello s’inscrit donc à contre-courant de la véridicité et de la sincérité de l’autographie, dont le modèle domine actuellement notre littérature. Il nous rappelle qu’un roman peut être inventif, actuel et passionnant. Autrement dit, Les Falsificateurs constitue un plaidoyer actif en faveur de la fiction et de l’imagination, de même, par exemple, qu’Eloge de la pièce manquante contribua à la cause sacrée de la narratologie, en proposant des dizaines de narrateurs différents dans le corps pluriel d’un seul roman – tous deux s’attaquant sans crainte à la complexité du monde, qui mérite parfois un peu plus d’ambition de la part de nos écrivains.