Salut à toi, ô mon frère, de Marin Ledun


Le rose et le noir :
Salut à toi, ô mon frère,
de Marin Ledun


C'est une nouvelle Série noire. Ou Série rose, à voir la couverture qui marque le nouveau style de la collection : un demi-visage de jeune femme à l'envers, portant une haute coiffure, rose barbe à papa, et les sourcils du même goût douteux. La tranche et le dos restent toutefois noirs, avec des caractères blancs (jaunes pour le nom de l'auteur), conformes à la tradition. Le livre est à l'avenant, rose et noir, d'abord par son personnage principal – Rose de prénom, mais noire de fringues, avec un « nœud rose sur le crâne » tout en lisant Baudelaire et en écoutant Mötley Crüe et Marilyn Manson.
Noir et rose, le roman l'est surtout par sa composition : au premier plan, une famille de huit êtres (sans le chien et les chats) sympathiques et virevoltants (« ça grouille », est-il écrit dès le début), très différents mais soudés comme une « tribu » heureuse, énergique, tenant des Malaussène de Pennac ; au second plan, le monde, noir, avec ses égoïsmes, son racisme, son goût du lynchage, ses mesquineries qui peuvent mener au sang.
L'histoire pourrait même se résumer ainsi : un élément du premier plan (le petit frère, Gus) est absorbé par le deuxième plan (il est enlevé), donc toute sa tribu – Rose en tête – va s'y aventurer (à sa recherche.) La couverture rose s'enfonce dans le noir. C'est Alice inversée, comme le visage de la couverture, Alice ou Rose au pays de l'obscurité, avec, comme point de passage entre les deux plans, un salon de coiffure où Rose lit Rabelais ou Nerval aux clientes durant leur brushing.
Le genre est donc fortement teinté de fantaisie, de comédie. La noirceur n'y tient pas à des criminels monstrueux de cruauté, d'avidité et de machiavélisme ; mais à la médiocrité, au racisme le plus ordinaire, à l'ignominie de ceux qui aiment se jouer des plus faibles – donc le ridicule des tares sociales, leur comique plutôt que leur dureté, contrairement à ce que Marin Ledun montrait dans ses précédents romans.
Celui-ci pourrait même paraître trompeusement positif, surchargé de gaieté, y compris quand ses personnages s'engueulent ou ironisent, car cette tribu ressemble à une utopie de phalanstère – rose bonbon mais anar donc teinté de noir comme la mère de Rose.
Mais d'une part, c'est très politique : face aux égoïsmes, la famille incarne la solidarité, capable d'améliorer ce monde ; ce rôle est dédoublé par le groupe, plus large, des soutiens au frère disparu, un deuxième cercle qui se comporte comme un groupe politique (des banderoles aux grèves de la faim mais aussi aux beuveries joyeuses.) Plus précis que « solidarité », le mot de fraternité s'impose d'ailleurs, au sens peut-être de la devise de la République et à coup sûr de Bérurier Noir, qui donne son titre au roman.
D'autre part, l'humour, déjà présent mais plus discret dans les romans de Marin Ledun, est ici constamment visible, à cause de cette dialectique du rose et du noir, qui donne rythme et consistance à la composition.
L'humour est dans la langue, qui caractérise par exemple l'éclectisme des goûts de la mère : « le mélange style Renaissance côtes-du-Rhône Venise-la-Sérénissime chats ». Il se trouve aussi dans la dérision, qui n'épargne pas les personnages positifs : le père est un clerc trop gentil pour devenir notaire ; Rose souffre de calculs, très prosaïques ; la mère s'exprime avec une outrance qui la fait plusieurs fois enfermer par les flics, en bon personnage comique de répétition. Diverses scènes outrancières la montrent en action, la plus théâtrale (page 73) l'amenant à grimper sur le bureau de l'inspecteur, tandis que « Charles [son mari] tombe à genoux, en adoration », et que ses enfants agissent de même, et en viennent à pleurer.
Le genre du roman noir lui-même est détourné. Quand un flic (d'ailleurs fils d'ouvrier et prêt à démissionner : les clichés sont évités) vient annoncer la disparition du petit frère Gus, cette scène qui devrait être dramatique tourne au comique, puisque le regard du flic se fixe sur Rose qui tient encore un magazine porno découvert sous le lit du frère. Surtout, après une longue recherche des véritables coupables du braquage sanglant dont le petit frère est accusé, il s'avère qu'il s'agit d'adolescents maladroits ayant agi sans aucun plan, décidant de leurs actes au gré de leur humeur, avec un goût lamentable pour les boucs émissaires – en l'occurrence Gus, tellement bon (et justement comparé à Malaussène) que depuis toujours, tous les méfaits lui sont attribués, comme l'énumère la jubilatoire page 73. Les coupables, en somme, ce sont les « esprits retors » qui s'agitent partout, les petits joueurs adeptes de lynchages.
Une ombre de sérieux traverse de tels passages. Le roman est bien politique – mais le rose est toujours présent, à nouveau dans la dérision : « la révolution sanitaire permanente » caractérise la queue aux toilettes, chaque matin, de cette immense famille ; lorsque la mère s'endort après une nuit de travail à l'hôpital, elle ressemble « à une trotskiste ayant appelé à battre la droite un soir d'élection présidentielle » ; et les formules des banderoles de soutien à Gus détournent des slogans de campagnes électorales (page 118), « En marche ! Gus est innocent » pour Macron, « Prenez le pouvoir ! » pour le Front de gauche, « Le changement, c'est maintenant » de Hollande, et « Le courage de la vérité » que Fillon a volé à Michel Foucault.
Ajoutons enfin que le rose apparaît aussi dans les vers de Ronsard de la page 13, sur la pochette de l'album Guilty de Barbara Streisand, évoqué page 79, et surtout dans les paroles de Metallica citées page 76 : « the wolf with the red roses », « le loup aux roses rouges. » Ce n'est pas du rose gentillet, mais le rose gothique d'individus bons mais lucides : c'est du gros rose qui pique fort.
C'est donc réellement un roman noir, mais dans une variante détournée, exubérante et drôle, écrite du point de vue d'une bonté sans naïveté : l'humour souligne les médiocrités du monde actuel, sa noirceur qui se résout partiellement à la fin car la famille est reformée, le deuxième cercle (les soutiens) s'est soudé dans l'action, le rose piquant s'est tiré de ce noir gluant. Rarement une couverture correspond autant à un livre. Ô mon frère, enfonce-toi aussi dans ce livre, et forme avec nous le troisième cercle – celui des lecteurs, bien sûr – dans une forme de fraternité. Sur la bande-son, évidemment, de Metallica et de Baudelaire.

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