Ada,
d'Antoine Bello
Il
est inutile de résumer Ada,
d'Antoine Bello (Gallimard, 2016), puisque toutes les critiques de
presse ou en ligne y consacrent l'essentiel de leurs lignes. À moins
que ce ne soit justement une clé du roman : dans cette histoire
consacrée à une intelligence artificielle (Ada) conçue pour écrire
des romans, la critique littéraire dont elle est l'auteur (page 307
de l'édition de poche) apparaît comme un pastiche des milliers de
critiques paresseuses qui font alterner les résumés, les clichés
et les références convenues (Ada explique ainsi qu'une fiction se
passant en Louisiane est forcément une « fable sudiste placée
sous le signe de Faulkner. ») Autrement dit, Ada
concernerait moins les capacités de l'intelligence artificielle,
susceptible de dépasser l'homme, que les automatismes et la
médiocrité des humains. Plus précisément, la machine serait en
mesure de surpasser les hommes parce que ceux-ci fonctionnent déjà,
trop souvent, comme des machines, et que la capacité d'invention
véritable s'exerce rarement.
Tout
le roman peut se lire dans cette perspective : l'incapacité de
l'inspecteur, personnage central, à discerner si Ada est consciente
ou non tient à cette proximité entre l'homme et la machine ;
chacun des points de vue du chef d'entreprise, du scientifique, de la
cheffe de la police et de l'épouse de l'inspecteur se focalise sur
un aspect du sujet (l'intelligence artificielle) à cause des
automatismes de chaque personnage, dus à son milieu, à son
éducation et à ses intérêts (par exemple l'utilité pratique de
l'IA pour la carrière politique de la cheffe de la police.)
Le
sens est indémêlable grâce à cette similitude et à leurs
exagérations, qui sont parfois, justement, irritantes, par exemple
lorsque le chef d'entreprise, Dunn, prétend que « la
technologie crée plus de jobs qu'elle n'en détruit ». Cette
affirmation répétée à l'envi par les acteurs économiques ayant
le plus intérêt au développement des AI (cf. Le
Monde diplomatique,
août 2018) est contredite par toutes les études
sérieuses sur ce sujet. Ce personnage, tout simplement, ne pouvait
pas penser différemment.
Il
en résulte que nous ne pouvons pas conclure sur les véritables
facultés de l'intelligence artificielle. C'est heureux : Ada
est
une œuvre de fiction, qui laisse toute sa place au doute, mais un
doute éclairé par une documentation précise sur les sujets traités
– l'essor des IA, nos mécanismes cognitifs, et la médiocrité de
la plupart des productions humaines (critiques littéraires, romans à
l'eau de rose, commentaires sportifs – qui pourraient en effet être
produits par des robots, tant sont rares les Saccomano.)
Des
inexactitudes peuvent cependant être repérées, quoiqu'elles
émanent parfois de personnages et de leurs conditionnements :
*
« Une
bonne séance à Wall Street pouvait injecter l'équivalent du PNB
tunisien dans l'économie locale » (page 55.) C'est exagéré,
le PIB de la Silicon Valley ne pesant que six fois plus que le PIB de
la Tunisie. Sans doute l'auteur voulait-il comparer le PIB de la Tunisie à celui des Etats-Unis.
*
L'apprentissage du français serait délaissé dans l'établissement
où Nicole enseigne, car « les bons élèves apprennent le
chinois, les cancres l'espagnol et les filles l'italien » (page
59.) Selon les
données de 2017, il apparaît en réalité que le français
reste la deuxième langue enseignée dans les lycées américains (et
en Californie), loin derrière l'espagnol mais six fois plus que le
chinois qui distance lui-même largement l'italien. Mais bien sûr, dans certains lycées huppés, le chinois connaît une certaine vogue.
*
L'entrepreneur Cooper déclare (page 165) que « Charles Quint
prétendait s'adresser à Dieu en espagnol, à ses amis en anglais, à
sa maîtresse en français et à son cheval en allemand ». Les
propos véritables de l'Empereur sont ceux-ci : « Je
parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et
allemand à mon cheval. » Cooper donne à l'anglais une place
qu'il n'avait pas, réécrivant l'Histoire, ce qui fait écho à la
sous-évaluation de l'enseignement du français. L'anglais est certes
présent dans deux versions minoritaires des mots de Charles Quint,
mais avec une fonction moins noble : il ne sert pas à parler à
ses amis, mais aux chevaux dans un cas, et aux canards dans l'autre.
Mais
après tout, l'auteur lui-même est faillible, fonctionne en partie
par automatismes, donc ces erreurs n'ont guère d'importance.
Décidément,
il ne faut surtout pas chercher la vérité dans le texte d'Antoine
Bello. Documentée voire érudit, c'est avant tout une fiction, où
la vérité est subjective tout autant que la narration : à la
troisième personne, mais centrée sur le personnage de l'inspecteur,
Ada
donne
l'impression qu'il en serait le narrateur distancié, jusqu'à nous
apprendre qu'Ada, l'intelligence artificielle, en serait le véritable
auteur. De même découvrions-nous le caractère trompeur de la
troisième personne – qui passe parfois la première – du roman
Ada
de
Nabokov, auteur d'ailleurs cité par Bello (page 244) et où le
personnage d'Ada participe lui-même à l'écriture du livre :
tout est fiction, y compris la narration, et ni le Van Veen de l'un
ni l'inspecteur ou l'IA de l'autre ne sont la vérité de ces œuvres
– tant que, du moins, si cela advient, les machines ne nous
supplanteront pas.
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