Windows on the World, de F. Beigbeder


Pour aborder sainement un livre, il faut oublier toutes les polémiques qui l’entourent éventuellement : concernant Beigbeder, elles sont nombreuses, et n’ont pas à intervenir dans le cours des lectures, que l’on recherche simplement un plaisir de lire ou qu’on approfondisse le roman. Je parlerai donc de Windows on the World, sorti en septembre 2003, avec une innocence doublée de fortes exigences. Cela s’impose, pour dépassionnaliser le débat, et arriver à une vision juste de ce livre, sans a priori encombrants.
Ceci n’est pas un éreintement : Windows on the World n’est pas nul. Ce n’est pas non plus un éloge: il ne faut pas charrier. C’est simplement une lecture sérieuse.


Je ne me suis pas ennuyé. C’est important : l’érudit comme l’épicurien veut qu’un livre l’emporte ou l’étonne, et WW se révèle assez riche pour satisfaire à cette attente. Les chapitres sont brefs, variés, chacun apporte de nouvelles péripéties ou réflexions faisant avancer le roman.
Les heures de 8 heures 30 à 10 heures 30 donnent leurs titres aux chapitres : selon cette structure apparente, les chapitres impairs montrent le personnage Carthew Yorston vivre les deux dernières heures de son existence, le 11/9/2001, en haut de la Tour 1 du World Trade Center ; les chapitres pairs se rapportent à un narrateur français – Beigbeder, c’est autographique – qui, postérieur au désastre, y réfléchit et s’en trouve transformé progressivement. Cette alternance est dynamique ; les deux moitiés du roman se nourrissent l’une l’autre. Par cette alternance, WW évoque d’ailleurs W ou le souvenir d’enfance, de Perec, qui alterna pareillement des chapitres autobiographiques et des chapitres narratifs évoquant un autre désastre, l’Holocauste. Cependant, la ressemblance entre les deux livres n’est pas suffisante (ou Beigbeder a raté son coup) pour l’étudier plus loin.
D’autre part, WW permet au lecteur une double identification plutôt réussie : le narrateur français nous représente, se veut exemplaire des hommes qui après le 11/9 ont cherché à comprendre les causes de l’événement ; Yorston, quant à lui, se veut exemplaire des victimes du WTC. Sur ce point, WW est remarquable : du 11/9, nous avions la contre-plongée, des vidéos filmées depuis le sol ; WW nous apporte l’inédite dimension subjective de l’événement. Ce roman comble un vide ; certes, des appels téléphoniques, lancés depuis les tours, ont été recueillis dans un livre, mais comme un recueil de fragments sans ordre ; WW les inscrit dans la continuité, la tension du drame : rarement l’expression de « focalisation interne » aura été aussi adéquate. Beigbeder a imaginé avec vraisemblance les impressions, réactions et pensées des condamnés à mort. Certains détails peuvent être contestables : Philippe Lançon, dans Libération du 5/9/03, regrette que Yorston soit trop cultivé pour un agent immobilier du Texas, et ressemble trop à Beigbeder. Peut-être, mais peu importe (pour l’instant) : WW est un document unique sur le 11 septembre ; cela lui donne une raison d’être et de nous intéresser. A un premier niveau, WW nous sensibilise au 11/9.
Mieux, les points de vue sont multiples : se lisent les réactions de nombreux personnages (les deux fils de Yorston – qui deviennent parfois narrateurs à la place de leur père ; les deux traders amoureux, un vigile, un homosexuel, une serveuse noire, etc. : soit un panel représentatif, bien qu’un peu schématique, de différentes communautés). « deux vidéos amateur » (p. 80) et des coups de téléphone (pp. 83, 129) sont des documents connus ; la réaction de Mary (p. 91) et celles des employés de Grasset (p. 112) sont exemplaires des réactions, d’une part des proches des victimes, d’autre part de tout le monde, ce qui nous implique dans le roman (le panel de réactions est assez large pour que tout le monde s’y retrouve – sauf les nombreux indifférents) ; nous voyons aussi le Boeing (pp. 72 et 91) depuis le restaurant, arrivant en-dessous ; et même (p. 104), du haut des tours, nous apercevons de la ville « exactement [ce] qu’on peut admirer d’un avion en vol » - WW nous donne donc, non sans humour noir, le point de vue des terroristes. Par la multiplicité des focalisations alternées et des divers types d’écriture (récit, dialogue, discours, descriptions sont équilibrés), WW parvient à être vif, et atteint presque l’exhaustivité : ce roman a la vocation d’être un document complet sur le 11 septembre, et sous cet aspect, y parvient plutôt bien.
Beigbeder comble clairement un vide : les médias ont problématiquement éludé la dimension subjective du 11/9. Pourquoi ? Parce que les Etats-Unis sont en guerre, explique Beigbeder, donc pour ne pas démoraliser la nation. Mais aussi, plus implicitement, monter les dernières heures des victimes signifie qu’attaquer le World Trade Center, cible choisie, ce n’était pas attaquer des « structures virtuelles », un système autonome, des pierres symbolisant le libéralisme – mais c’était attaquer des hommes de chair et de sang qui, certes, ne méritaient pas de mourir, mais n’étaient pas non plus de simples rouages du capitalisme – mais ses acteurs, ses décideurs, aussi petits qu’ils soient, et dès lors responsables : en signifiant que le système n’était pas désincarné, Beigbeder implique que ces hommes ne méritaient pas cette mort, et implique en même temps que ces hommes étaient responsables. Ce n’est pas contradictoire : c’est complexe, difficile à comprendre et à dire ; les Etats-Unis ne le veulent surtout pas. Beigbeder est parvenu, lui, à montrer cette dimension supplémentaire de la catastrophe, la rendant d’autant plus horrible : les responsabilités étaient partagées. A la démesure de cet attentat, de l’acte commis par les intégristes, fait face la démesure des deux tours (signifiée par leurs poids et mesures, par ex. p. 22). En multipliant les points de vue, en rentrant dans la tour, Beigbeder a démontré que la vision de l’événement est systématiquement censurée, simplifiée, que la vérité est plus complexe. Je citerai WW : si les médias n’ont pas montré les corps des victimes, on peut répliquer (p. 320) que l’« on prend moins de gants quand les charniers sont à l’étranger. » - « Le "soi-disant" respect des familles" ne dérange pas d’habitude les journalistes, en particulier américains. » - « Ce n’est pas de la pudeur déontologique, c’est de l’autocensure, voire de la censure tout court. »
WW est donc un roman réaliste montrant un événement, et nous y sensibilisant par cette monstration. Mais au-delà, nous voyons déjà qu’il y a une volonté, non seulement de montrer, mais aussi d’aider à comprendre le 11/9. C’est une démonstration en plusieurs temps (moins successifs qu’entremêlés) ; la complexité de la monstration (des points de vue, des corrélations) est déjà une aide à la compréhension.


La tentative d’explication se fonde sur une symbolique bien mise en valeur. Les Twin Towers sont comparées à la tour de Babel : les citations de la Bible scandent le roman, de plus en plus explicites (pp. 26, 74, 109, 152). En outre, ces immeubles d’affaires rassemblaient des ressortissants (p. 214) « de 62 nationalités différentes » (dont des Arabes ou des Pakistanais.) Ensuite, les tours sont un symbole de la puissance recherchée par les Américains et le capitalisme – une puissance qui se veut financière mais aussi globale (p. 26) : « Le vieux fantasme de l’homme a toujours été de bâtir ses propres montagnes. En élevant des tours jusqu’aux nuages. » D’où le péché d’orgueil new-yorkais, à rapprocher de la Genèse citée page 152 : « Il ne faut pas être orgueilleux. » (p. 287) « Les tours comblaient-elles un vide spirituel ? » se demande même Beigbeder qui, enfant, filmant le WTC (p. 297), dit avoir eu son « premier contact avec la métaphysique. » Dans l’absence moderne de sens, les tours sont parfois devenues nos nouvelles cathédrales, particulièrement aux Etats-Unis. Et Beigbeder conclut radicalement (p. 153) : « Dieu est contre la mondialisation. » « Dieu est contre New York. »
La comparaison avec la tour de Babel n’est pas seulement justifiée par la hauteur des tours, par l’orgueil similaire. Les tours, qui rassemblent 62 nationalités, sont néanmoins liées par une langue : l’anglais – avant tout celui des affaires – soit (p. 175) « la langue mondiale, celle qui désobéit à Dieu : la langue unique de Babel. » Le roman est donc justement émaillé de termes ou expressions anglais, qui renforcent l’impression babélienne. Il s’agit d’une part de l’insinuation de l’anglais dans les autres langues (dont le français est ici exemplaire). Les traders parisiens (p. 17) parlent comme les traders américains. Le discours des narrateurs est lui-même plein de mots anglais passés dans le langage courant : (p. 12) « l’atrium high-tech », « le breakfast » ; (p. 62) « Tout est clean dans mon adolescence. » ; (p. 64) « ma jeunesse (…) me fout le blues » ; (p. 78) un « happy-end » ; (p. 134) une « fucking sale journée ». Certes, le langage des traders est un peu différent : un trader parisien déclare par exemple (p. 17) « J’étais long de call CAC, le marché étant bearish, je me suis fait tarter. » Ici, le mélange de l’anglais avec de l’argot (« tarter ») signifie bien que cette langue, une langue d’affaires, est un jargon (les victimes du 11/9 ne sont pas pauvres, normaux, mais pour la plupart liés aux finances). Cela n’empêche pas que l’anglais, plus généralement, soit devenu la langue mondiale, en situation de quasi-monopole. Dès lors que l’anglais devient langue unique, notamment dans des tours, elles ne pouvaient que s’écrouler.
La symbolique babélienne est donc bien exploitée : pertinente, présente même dans la langue du roman, elle va jusqu’à le structurer. En effet, au-delà de la structure apparente (l’alternance entre deux narrateurs), WW est construit autour du motif de la chute. Un crescendo vers la chute finale semble conduire le roman : d’abord, sous le choc initial du Boeing, ce sont de petites choses qui tombent (p. 76) : verres de jus de fruits, assiettes, bouquets de tournesols… Puis (p. 108) Carthew évoque « les feuilles de papier A4 qui volent dans l’azur » ; page 109, les « jumpers », les premiers hommes qui sautent des tours. Tout cela s’articule avec l’évocation, d’une fréquence croissante, de la tour de Babel. Page 253, le nommé Jeffrey se jette à son tour : la chute finale se rapproche des personnages centraux. A rebours est cité (p. 81) : « croule donc, société ! », ce qui lie la chute matérielle des objets et des hommes au discours du narrateur français. L’animalisation de certains comportements est aussi une chute (p. 219) : « Oh Seigneur, je suis un porc égoïste », dit Carthew. L’espoir d’être sauvé se dissipe aussi, est aussi une chute. Puis (p. 275), avec ses fils, ils redescendent au restaurant ; page 328, Carthew jette des dollars par les fenêtres ; enfin (p. 354), Carthew et Jerry se jettent de la tour. La fin du roman est en outre marquée par des paragraphes de plus en plus brefs (parfois quelques lignes, alors qu’ils comptaient jusque-là de 3 à 5 pages) ; enfin, à 10 heures 28, le chapitre est disposé en deux colonnes, qui symbolisent bien sûr les deux tours, à l’heure où la dernière s’effondre. La forme du roman en soutient le contenu, et ils sont liés par la langue anglicisée (et le métadiscours sur l’anglicisation) ; forme et fond avancent du même pas :  c’est ainsi qu’un livre peut être efficace, et en l’occurrence, que la symbolique de Babel peut globalement fonctionner.


Plus généralement, il faut souligner que WW est très bien construit. A l’alternance visible des chapitres et à ce crescendo de chutes, il faut ajouter trois autres facteurs structurants. (I) Avant tout, le roman se construit par périodes d’environ 20 minutes (regardez). (II) Diverses séquences scandent le roman, lui donnent du liant : les évocations de Babel, de Cat Stevens, des bureaux de Cantor Fitzgerald, etc., en revenant régulièrement, sont comme des retours circulaires permettant de signifier l’avancée du récit vers la chute finale. (III) Certaines séquences reviennent comme après de fausses ellipses : par exemple, à 8 heures 35, le dialogue des traders est trop long (il suffit de le lire à haute voix pour le constater) pour durer seulement une minute ; l’homme finit en demandant « C’est vrai que t’est bullish sur les technos ? » ; à 8 heures 39, le dialogue revient avec l’homme qui pose presque la même question, « Pourquoi t’es bullish sur les technos ? » : le dialogue reprend au même point, il n’y a eu aucune rupture, et ces fausses ellipses donnent de la continuité au récit, de la densité à chaque minute, donc de la tension au roman.
WW, enfin, évite une rigidité structurelle ennuyeuse. Sur la fin, quelques finesses sont même notables : alors que l’on s’attend logiquement à ce que Carthew et ses fils meurent dans l’effondrement de la tour, ils précèdent ce moment, se jettent quelques minutes plus tôt, évitant au récit une brutalité inutile. L’ultime chapitre, « 10 heures 29 », n’est pas, comme les chapitres de minutes impaires, centré sur Carthew, mais sur le narrateur français : cela crée un décalage, un contrepoint permettant au livre de s’achever subtilement. Enfin, le Français termine son histoire en retrouvant sa bien-aimée au dernier chapitre – comme dans Vacances dans le coma et L’amour dure trois ans : cette habitude de Beigbeder devient sa signature.


Outre la symbolique babélienne, l’explication de l’événement fonctionne aussi par le parallèle entre les deux narrateurs : le narrateur français se présente comme un exemplaire de l’homme moderne, ou d’un certain type d’homme moderne fêtard, cynique, égoïste (p. 257) et désengagé, paresseux (p. 255), complaisant pour les mass murderer et donc le terrorisme (p. 81). En face, Yorston déclare (p. 32) être incapable d’élever ses enfants, et se compare à Lester Burnham, anti-héros d’American Beauty, un film moquant le rêve américain ; il le cite à peu près (p. 15) : « Dans deux heures je serai mort, mais peut-être suis-je déjà mort. » Quant aux clients du Windows on the World (le restaurant), ils sont « tous gros » (p. 45), tous riches, tous satisfaits. Et tout cela est chapeauté par un discours sur la décadence moderne, d’abord américaine mais aussi française et globalement occidentale : l’évocation de Fitzgerald est notable ; Beigbeder pense aussi à évoquer (p. 65) le méconnu Sinclair Lewis, auteur de Babbitt, roman antérieur à Gatsby et attaquant déjà le rêve américain – il aurait pu préciser que Babbitt, agent immobilier comme Carthew, ne cesse de s’extasier devant la hauteur des tours où il travaille ; la citation eût été bienvenue. Dans l’ensemble, le propos de Beigbeder est bien de montrer le lien entre une décadence moderne, incarnée en des êtres médiocres, et la chute des deux tours.
Fut-ce donc un hasard, un accident, que ces attentats du 11/9 ? On ne peut pas parler de prévisibilité, certes (p.184) : il n’y avait, au WTC, ni parachutes de bureaux, ni escaliers extérieurs, ni aucun moyen de se sauver efficacement. Mais on ne peut pas parler non plus de hasard : l’exposition de Virilio sur les désastres contemporains (p. 161), si elle gêne d’abord parce que l’on craint qu’elle ne les esthétise, signifie tout au moins que la modernité est l’époque des catastrophes de toutes sortes, le 11/9 s’inscrivant dans une logique d’ensemble. WW réussit à le signifier grâce à son tableau de la décadence moderne. A ce titre, la comparaison avec les désastres est juste, pertinente.
Pour Carthew comme pour Beigbeder, le 11/9 fut d’ailleurs le même événement : des êtres vivant leurs existences banales, égoïstes, toutes remplies de représentations fantasmatiques et de références à des fictions (surtout à des films), se sont pris le réel en pleine face ; des Occidentaux ont réalisé que le Tiers-monde existait, ils l’ont réalisé brutalement. C’est donc, et Beigbeder a eu la finesse de le mettre beaucoup en lumière – c’est donc la confusion fréquente aujourd’hui entre le fictif et le réel qui s’est déchirée, écroulée avec les deux tours. Fondamentalement, aujourd’hui, réel et fiction s’entremêlent sans cesse. Parlant de ses enfants (p. 32), Carthew dit ainsi qu’« ils ne sont plus élevé par nous, mais par les chaînes de dessins animés. » (p. 48) Les deux traders « se roulent une grosse pelle (…) comme dans un bon porno ». (p. 84) Carthew dit ressembler, selon les jours, à Bill Pullmann ou Robin Williams. Dès lors, la perception de l’événement est sans cesse référée à des fictions : (p. 81) « Ils ont souffert 102 minutes – la durée moyenne d’un film hollywoodien. » ; (p. 33) « Les gratte-ciel découpent le ciel bleu comme dans un décor de carton-pâte. Aux Etats-Unis, la vie ressemble à un film (…) » ; (p. 77) Carthew fait croire à ses enfants que ce ne sont pas des attentats, mais un jeu : « l’avion c’est un film en 3 D, George Lucas a supervisé les effets spéciaux » ; (p. 107) en se protégeant [des fumées] avec des serviettes , « Jerry et David se déguisèrent en "Casper le gentil fantôme" » et p. 117, « Jerry & David jouent à Beetlejuice avec leurs serviettes » ; (p. 327) en bas des tours, certaines personnes n’ont pas bougé, fascinées comme si c’était un film-catastrophe ; (p. 332) un survivant a déclaré : « Je n’arrêtais pas de penser : ce n’est pas vrai, c’est un film. » Et j’en passe.
Emportés par leurs rêves de grandeurs, d’argent et de pouvoir, les individus peinent à réaliser la nature brutale et simple de la catastrophe, sa concrétude atroce – d’autant, faudrait-il ajouter, que la mort est aujourd’hui devenue presque taboue. Juste après le crash initial, certains clients (p. 78) « relevaient maintenant la tête, un peu gênés de ne pas être des héros ». C’est dérisoire, banal, décadent. Froidement, WW décrit l’homme moderne dans sa prétention, son infantilisme, sa monstrueuse légèreté. Les premières réactions des victimes sont parfois dérisoires, tels (p. 249) ces traders ayant le temps de quitter leurs bureaux, mais préférant rester pour suivre l’ouverture de la bourse – et mourant. J’aime bien aussi la jolie bataille pour un pin’s entre les fils de Carthew, 24 minutes avant de mourir.


WW n’est donc pas nul, quoiqu’en pensent certains. Beigbeder a des qualités d’écrivain, et de l’intelligence, de la sensibilité. A cette étape de mon étude, je peux définir les qualités du roman : c’est un document intéressant sur le 11 septembre ; il est rapide, peu ennuyeux ; il est bien construit ; la monstration s’augmente d’un effort pour comprendre le 11/9, et la symbolique babélienne paraît juste. Je souligne ainsi les qualités documentaires, sensibilisantes, structurelles, symboliques et intuitives du roman, qui pour le lecteur reviennent à une fluidité de lecture, à un intérêt documentaire, à un partiel éveil au 11/9.
Je donne donc l’impression de faire l’éloge de WW. Il y a de cela. Cependant, qu’ai-je fait, qu’ai-je écrit ? J’ai mis en valeur plusieurs aspects saillants du roman (Babel, la décadence moderne, etc.), et j’ai mis en lumière quelques techniques dont on n’a guère conscience lors d’une première lecture, mais qui, en permettant au roman de fonctionner avec cohérence (même imparfaite), contribue à capter l’attention du lecteur (ainsi du motif de la chute, des modalités peu visibles de structuration). Mais quant à l’effort manifeste d’explication du 11/9, je me suis contenté d’évoquer les signes d’une décadence moderne, les signes de violence, la multiplicité des narrateurs et types de discours : j’ai donc éludé, sauf pour l’anglicisation, les pensées explicites et les conclusions, qui ont pourtant une place importante dans l’économie du roman.
En somme, j’ai montré comment la monstration de l’événement permet de dégager, par l’addition complexe et plutôt homogène de signes multiples, une compréhension du 11/9 qui est une vision presque complète plutôt qu’une explication : je suis resté du côté de la monstration, de ce qu’elle implique, en ignorant la démonstration pourtant très présente. Enfin, ma déconstruction est demeurée superficielle, fragmentaire, d’une lecture rapide : il faut maintenant aller plus avant – et critiquer.


Mon étude sérieuse m’évitera des critiques déplacées : d’après ce que j’ai dit de la structure du livre, Philippe Lançon a tort de parler d’un « montage surexposé » (article cité plus haut) ; certes, il y a une facilité à construire les chapitres minute par minute, et pourquoi pas, si le reste est riche – ce découpage aidant d’ailleurs à signifier la tension éprouvée par les victimes du 11/9. Lançon est donc superficiel, n’a pas su voir la finesse structurelle du roman, ni son rôle (il est vrai que les journalistes sont obligés de lire très vite, et n’ont le temps de nous offrir que des brouillons de lecture) : je refuse la superficialité des gens qui n’aiment pas WW, comme je refuse celle de ceux qui aiment.
Puis il faut souligner une contradiction, une faiblesse langagière. Je disais plus haut que la symbolique babélienne, exprimée par des discours explicites, structurant le roman, se retrouvait aussi dans le langage de Beigbeder, par l’anglicisation de certains mots et expressions. Hélas, Beigbeder se laisse prendre par ce phénomène linguistique. Les citations de Woody Allen (p. 180), W. H. Auden (p. 260), Henry Miller (p. 277), Cat Stevens (p. 293), les Stray Cats (p. 369), Automn in New York (p. 56), New York, New York (p. 201) et les Praise Cats (p. 369) sont insérées en anglais, sans traduction, au contraire de Kafka (p. 45), ce qui est significatif. La narration et les dialogues abondent eux aussi de mots anglais que je (je suppose ne pas être le seul) n’ai pas comprises : (p. 95) “back-seat driver”, “for God’s sake”, (p. 98) “sprinklers”, (p. 116) “Gimme a hug!”, (p. 292) “la Revolving Door“. J’ai toujours trouvé fort exaspérant l’élitisme suffisant des auteurs ne traduisant pas les citations de latin ou de grec : Beigbeder fait de même, cette fois avec l’anglais. Tout le monde n’était pas latiniste ; tout le monde n’est pas angliciste. Mais Beigbeder ne s’en rend pas compte : sa langue est contaminée par des mots anglais pour lesquels il existe pourtant des équivalents littéraux (p. 78 : “amusement parks”, “maple syrup” ; etc.) ; l’emploi de majuscules pour des substantifs est aussi un net anglicisme (p. 60 : « le Lycée de ma Jeunesse Gâchée », etc.), une mise en valeur grossière qui serait tolérable si elle ne contredisait pas le propos général, la prise de conscience d’une anglicisation. De même (p. 156), ayant utilisé l’expression « Spare me the bullshit ! », Beigbeder a la gentillesse de traduire, mais rajoute aussitôt « j’aurais aussi pu dire "Cut the crap" », et cette fois il ne traduit pas. La contradiction est gênante. Ce genre d’incohérence devrait faire réagir tout éditeur un peu compétent, et provoque aussitôt en moi – comme en d’autres lecteurs attentifs – une réaction critique, distanciée, qui risque d’empêcher de rentrer ensuite dans l’histoire.
Ensuite, il est inutile de regretter le manque de crudité du roman : certes, les tours furent certainement remplies de péripéties plus sordides, empestantes, haineuses et bestiales que ce qui est écrit ici ; et certes, ce manque de crudité révèle l’aseptisation conformiste de F. Beigbeder. Mais il l’assume, et affirme d’ailleurs (p. 334) qu’« il est encore plus atroce de vous laisser imaginer ». Et si cette idée vous semble contestable (elle l’est), la pudeur de WW se justifie néanmoins par son parti-pris de froideur : il récite froidement, minute par minute, l’inéluctable chute des deux tours ; il explique froidement les aspects techniques de l’attentat ; il énonce froidement les monstrueuses mensurations de ces tours ; il signifie glacialement le fatal effondrement de nos sociétés décadentes. S’il faut critiquer quelque chose, ce serait le parti-pris lui-même, et non l’aseptisation de la monstration, qui n’en est qu’une conséquence.
Enfin, je n’attaquerai que brièvement le déséquilibre du roman : la moitié impaire (Yorston dans les tours) est clairement mieux réussie que la moitié paire, ou autographique. Dans les tours, l’imagination est souvent très riche. Les péripéties se succèdent, l’alternance est bien réussie entre les temps morts et les aggravations de la situation. Les personnages sont corrects, bien qu’avec Lançon je peux regretter qu’ils soient trop mal caractérisés, qu’ils se ressemblent trop : il est par exemple difficile de distinguer les deux fils de Carthew Yorston, sauf à fournir un effort qui nous distancie du roman (et, nous allons le voir, un tel effort amène à découvrir ses faiblesses de WW.)
Le problème est plutôt que le narrateur français, se voulant exemplaire, ne représente qu’une sous-espèce très minoritaire de l’humanité – à peine quelques millions de personnes – recoupant plus ou moins ce qu’on appelle les bobos (si j’ai été personnellement sensibilisé au 11/9, je me demande même si cela ne tient pas à ma nature partiellement bobo, m’étant longtemps complu dans un cynisme intellectuel m’amenant à rire du terrorisme).
Je pourrais aussi dénoncer ce que Pierre Jourde a défini, dans La littérature sans estomac (L’esprit des péninsules, 2002), comme « une ruse sublime du narcissisme » : « l’auteur fait semblant de faire semblant d’être narcissique », c’est-à-dire que l’autodérision cherche à masquer la vanité. Beigbeder a bien lu Pierre Jourde, puisque dans WW, qui est postérieur, il s’accuse (p. 256) « d’autosatisfaction déguisée en autodénigrement ». Passons sur la surenchère des doubles et quadruples négations, jouée entre Beigbeder et quelques critiques. Je retiens simplement qu’il faut user de vigilance en lisant ses romans, et ne pas se faire prendre par l’autocritique trop systématique. Cela est analysable, critiquable ; Jourde l’a fait ; je m’en passerai.


Car il faut souligner autre chose, parler autrement : avant de voir qu’il parle mal de lui-même, je vois que Beigbeder parle toujours de lui-même ; avant l’autodénigrement, il y a un égocentrisme ; à la lecture de WW, de ses chapitres pairs, le lecteur devient distancié, doute, s’éloigne du roman ; ou alors il aime bien Beigbeder, il imagine l’individu pendant sa lecture, ce qui signifie que l’auteur s’érige au-dessus de son livre et que le lecteur a de la bienveillance pour la vanité de l’auteur – phénomène induit par une surmédiatisation. Le narrateur français réussit parfois à être exemplaire, à représenter un certain nombre d’individus : dans ce cas, d’accord. Mais la plupart du temps, nous n’assistons qu’aux errances et détours plus ou moins larmoyants, crédibles ou dérisoires de F. Beigbeder. Faut-il répéter que l’auteur, on s’en fout, et que seul le livre compte ? Que le culte de l’artiste n’est qu’une modalité d’un star-system décadent ? Et que fait alors Beigbeder, sinon se contredire, critiquant d’un côté la décadence et l’individualisme pour mieux se mettre en valeur lui-même, complaisant avec cette médiocre littérature autographique propre à une société anthropocentrée ? Bref, nous pourrions aller loin. Et pour revenir à WW, il ne tient debout qu’à condition d’aimer l’homme Beigbeder, car le lecteur accepte alors les chapitres pairs : un lecteur normal ressent péniblement le déséquilibre entre les deux moitiés du roman ; ce déséquilibre casse le rythme, détruit la tension vers la chute des tours. Oui, tout cela serait analysable. Mais je ne le ferai pas : car il y a pire – qui explique cela en amont.


WW a la vocation d’expliquer le 11/9. La force de WW est de montrer de manière subjective, intérieure par Carthew, postérieure sous la plume du narrateur français égoïste, un 11 septembre comparé justement à la chute de Babel, corrélé à des phénomènes contemporains, éclairé par une confusion entre réel et fiction elle-même dû aux défauts du rêve américain. Bref, la force de WW est de montrer. D’articuler récit, description, dialogues, monologues ouvrant sur les dimensions politiques ou morales. Pas de penser. Cela peut ne pas être gênant : si on veut faire de la pensée, on n’écrit pas de romans, on écrit des essais. Encore faut-il ne pas être contradictoire, ni simpliste. Or, les réflexions s’entremêlent sans cesse avec le récit, les dialogues, et ces réflexions ne sont presque jamais appuyées par une argumentation solide, non plus qu’amenée par le cours des événements.
Les défauts sont parfois secondaires. WW se contredit quelquefois : page 185, il évoque « des hôtesses de l’air aux cous faciles à trancher », mais page 323, il s’étend sur la difficulté à égorger une hôtesse de l’air ; ou page 232, parlant de l’après-11/9, il déclare que « l’hédonisme est à son comble. Babylone revit ! », mais page 348, il affirme que « Les jouisseur babyloniens sont une minorité en voie d’extinction. » Page 67, les réflexions sur les petits déjeuners sont bizarres, faibles ou mal exploitées. Page 215, parlant des poubelles transparentes qui à Paris aident à lutter contre d’éventuelles bombes, WW a tort d’affirmer que les Etats-Unis ne sont pas au courant : la DST les a informés – mais on a le droit de l’ignorer.
WW est plus gênant lorsqu’il renvoie à l’inutilité, ou presque, de Baudrillard et d’autres penseurs (p. 145) ; et quand il vient à affirmer (p. 367), à propos du 11/9, qu’« il n’y a rien à comprendre », c’est l’homme intelligent qui se moque de l’intelligence, soit une vieille tare branchouille et désengagée contradictoire avec l’affirmation (d’ailleurs aussi contestable), dans le roman, de la nécessité d’un réengagement des écrivains.
Page 179, il parle de Dieu comme alternative aux problèmes modernes du sens de manière péremptoire. Je crois pourtant me souvenir que des êtres doués de raison ont quelquefois écrit des pavés montrant la complexité de cette vaste question, complexité ici évacuée en trois lignes.
De même, dire que les écrivains américains, au contraire des français, ont mieux à faire de leur temps que de la critique littéraire, cela m’insulte et me fait hausser les épaules ; au mieux, c’est une manière bien maladroite d’évoquer une maladie du système français faisant que les mêmes personnes sont éditeurs, auteurs et critiques. Quant aux discours sur la prochaine utopie, ils ne sont en rien appuyés par une réflexion pourtant nécessaire.
J’en passe : je ne recense ici qu’une petite partie des dizaines d’affirmations péremptoires, de pensées peu ou mal amenées qui tressent le roman. Beigbeder pose des intuitions comme des évidences : certes, il y a parfois de la justesse – par exemple lorsqu’il parle de la confusion contemporaine entre réel et fictif. Mais il fonctionne toujours de la même manière : comme un moraliste imposant ses seules conclusions, ses aphorismes définitifs. Il faut être très fort, pour faire ça ; Beigbeder ne l’est point. La lecture en est donc gênée : bien sûr, une lecture rapide ne s’y arrête point ; mais si le lecteur, malencontreusement, a la prétention de chercher des richesses dans WW, il se retrouve gêné par ces réflexions parasites.


Nous touchons donc aux limites de ce roman. Elles peuvent s’expliquer : les bobos décadents, fêtards, désengagés – ces bobos dont le narrateur se veut exemplaire ne se distinguent pas par leur intelligence. Ils ne sont pas cultivés : ils consomment de la lecture. Et le propos de WW trouve alors, malgré lui, une homogénéité : la moitié paire est le récit d’un bobo idiot qui essaye de s’arracher à sa stupidité habituelle, ce qui est méritoire. Encore faut-il un peu de distance pour comprendre cela. Quant au lectorat, je vois maintenant une double impasse : soit il lit superficiellement, et des idées contestables l’influencent inconsciemment, exactement comme tf1 ; soit il lit attentivement, et se sent dérangé par ces pensées douteuses.
Beigbeder est un sophiste. Il énonce ou sous-entend quelques faits et idées (parfois contestables), et s’en contente systématiquement pour tirer de grandes conclusions. Par exemple : (prémisse 1) le 11/9 renvoie aux problèmes modernes du sens (d’accord, la démonstration de WW est ici valable), (prémisse 2, implicite) la religion apporte (ou apportait) du sens ; donc il faudrait un retour du religieux. Ou bien : (1) les penseurs ont mal expliqué le 11/9, (2) imaginer ici sa dimension subjective apporte manifestement à la compréhension (d’accord) ; donc ces penseurs seraient inutiles. Je remarque au moins que l’intelligence est refusée avec cohérence. Beigbeder renonce à s’interroger plus avant, préfère sauter précipitamment à des conclusions qui, hélas, s’avèrent souvent fort contestables : le lecteur vigilant stoppe alors sa lecture, se gratte le menton, se demande « mais qu’est-ce qu’il nous fait ? » Bienveillant, il reprend sa lecture, mais se retrouve bientôt bloqué par une autre conclusion douteuse : le rythme est cassé, la cohérence détruite, et le roman gâché par ces fausses évidences. Ce qui pourrait être un roman nous ouvrant aux multiples dimensions du 11/9 n’est plus qu’un document à lire avec distance, à moins de cesser de penser. Beigbeder eût mieux fait de ne pas du tout essayer de penser : son roman eût été meilleur.


Cela est gênant. Pire, les réflexions de Beigbeder peuvent s’avérer franchement choquantes. J’ai loué plus haut l’exploitation ici réussie de la symbolique babélienne : elle est hélas à l’origine d’une erreur centrale du roman. Un nouveau sophisme doit être mis à jour : l’effondrement des tours évoque celui de la tour de Babel (d’accord), et la chute de Babel fut un événement central de l’Histoire ; faut-il pour autant en conclure que le 11 septembre est un nœud de l’Histoire moderne ? Beigbeder confond manifestement le symbolique et l’historique : un symbole énorme n’est pas forcément lié à un événement décisif. Je ne nie pas l’importance du 11/9 : mais il n’a pas bouleversé le monde. Malheureusement, si l’on croit cela, les conséquences interprétatives sont plus que gênantes.
Je rappelle que les références à de multiples désastres contemporains sont très fréquentes dans WW : le goulag (p. 92), le crash du Concorde (p. 193), le Titanic (p. 370) ou l’Holocauste (de très nombreuses fois). De plus, la visite de Beigbeder à l’exposition de Paul Virilio aboutit logiquement à conclure que le monde contemporain est l’époque des catastrophes. Enfin, il n’est pas douteux que le 11/9 soit plus grave que le crash accidentel d’un Concorde. Mais la référence répétée à l’Holocauste est plus que lourde : elle est scandaleuse.
Il y a, il est vrai, (p. 336) un « même devoir de mémoire » ; et puisque (p. 346) « On n’a pas le temps de réfléchir à une brillante épitaphe », alors Beigbeder fait celle de Carthew Yorston (p. 337). D’autre part, l’imagerie des camps est utile : (p. 249) WW décrit les brokers asphyxiés, « empilés près de la porte comme dans une chambre à gaz. » ; (p. 336) « Le Windows on the World était une chambre à gaz de luxe. » Oui. Mais les références aux camps deviennent trop nombreuses (pp. 108, 215, 321, 324, 369). Et les conclusions du roman sont choquantes : (p. 324) « Claude Lanzmann dit que la Shoah est un mystère ; le Onze Septembre aussi. » J’imagine Lanzmann et les déportés des camps de la mort lire cette phrase : leur tristesse à voir comparer l’extermination de millions de juifs innocents avec celle de 5000 victimes seulement. Pour eux, Beigbeder est un dégueulasse. Et quand il vient à dire qu’« on ne peut pas écrire sur ce sujet [le 11/9] mais on ne peut pas écrire sur autre chose non plus », il est d’une mauvaise foi et d’un manque de rigueur outrageants.
WW donne donc une mesure énorme et déplacée au 11/9. La chute des Twin Towers restera dans l’Histoire comme le sommet (je l’espère en tout cas) d’une vague de terrorisme qui est seulement une modalité d’un phénomène contemporain bien plus large : on ne peut en aucun cas l’analyser, telle la Shoah, comme l’aboutissement global d’une folie moderne. Pour cette raison, WW, qui est peut-être le meilleur roman de Beigbeder (ou le moins mauvais), sera assez vite oublié. C’est peut-être dommage, mais il l’a mérité. Une prétention excessive aboutit parfois à dire des sottises, même chez les hommes intelligents.
L’insuffisance de son travail, la suffisance de Beigbeder gâchent finalement WW. Il devient difficile d’y adhérer, de l’accepter. Toutes ces maladresses rendent d’ailleurs choquante la conclusion de l’intrigue : le narrateur français, quitté plus tôt par sa compagne, est parti aux Etats-Unis, et a si bien réfléchi au 11/9 qu’à la fin, revenant en France, il retrouve sa compagne. Après s’être longuement autocritiqué, il s’autorise donc une forme de rédemption. Comme à la fin de 99 francs, WW s’achève en lyrisme mélo : il va demander sa main à son amie. Il est radicalement impossible d’y croire. Le lecteur ne peut qu’être fâché, voire dégoûté ou méprisant de cette rédemption insoutenable et inconvenante.


WW est aussi gâché par sa langue. Certes, un style simple et des phrases brèves n’empêchent jamais un livre d’être bon. Et certes, la défense du « beau style » figé n’est pas mon combat. Mais il faut d’abord éviter certaines faiblesses, ici nombreuses – dont voici une série d’exemples :
- Des expressions toutes faites : (p. 221) « Des hommes majeurs et vaccinés » - type exemplaire de l’expression tellement usée qu’on ne voit plus l’image (ces hommes mûrs), mais seulement les mots vus mille fois.
- Des images médiocres : (p. 113) « le ciel leur tombait littéralement sur la tête », « l’ampleur de la tragédie pesait progressivement sur nos épaules ».
- Des facilités : (p. 115, sous-titre du chapitre) « Concerto pour toux, éternuements, (…) » On peut lire ce type de détournement dans tous les journaux de lycéens.
- Des sonorités désastreuses : (p. 92) « Regarde-les, les lève-tôt », pour la répétition du son « les » ; (p. 72) « le paranoïaque qui devient fou », pour le son « qu », ainsi redoublé quarante fois dans WW. Un écrivain décent doit traquer systématiquement ces dissonances ; ou à défaut, son éditeur ; ni l’un ni l’autre n’ont fait leur travail.
- Des trucs typographiques faciles, comme les majuscules signifiant les cris : (p. 86) « MAMAN ! PAPA ! DANS MES BRAS ! » Cela, comme beaucoup de choses, n’est pas gênant – pour Raoul Exbrayat ou Peter Cheyney, d’ailleurs divertissants.
Ce ne sont hélas que des exemples des coquilles qui (mon kiki), tout comme les sophismes évoqués plus haut, interrompent incessamment le lecteur bien élevé, cassent le rythme du roman. Je ne suis pas élitiste : je remarque simplement que le revers de l’accessibilité de F. Beigbeder est son inaccessibilité aux lecteurs éduqués, attentifs, cultivés. La langue de Beigbeder a certes des qualités : vive, efficace, elle réussit de jolies formules. Mais trois lignes plus loin, ce ne sont plus que des mots – et ainsi de suite. Bien sûr, Beigbeder prend le parti de la facilité, des phrases brèves et du langage courant, afin de donner une efficacité à son propos : mais c’est raté ; cette langue ne porte le propos que pour des lecteurs non formés, ou déshabitués (par la presse, etc.) à porter une attention minimale. Pour lire WW, il faut être passif, comme devant un film-catastrophe. Et l’on peut conclure que F. Beigbeder n’a rien d’un grand auteur : malheureusement, le décalage entre cette faute de langue, qui est une faute de rythme, et les ambitions du propos, qui ne tiennent pas, elles, du divertissement – ce décalage produit une gêne considérable. On lit WW une fois, vite : à une lecture approfondie, tout s’écroule – soutenant du moins, avec une cohérence ironique, le motif de la chute. On consomme Windows on the World : on le lit vite comme on l’achète vite.
D’autre part, hélas, le roman est gâché par des facilités, une lourdeur de langue et de rythme, une absence de polysémie, une réduction ou presque du langage à sa fonction expressive ; les phrases sont plates, presque uniquement dénotatives, de tournures trop semblables pour n’être pas lassantes, formées de mots imprécis, répétant des synonymes inutiles, et surtout, incapables de s’élever, de signifier une ambiguïté, d’arriver au vertige faisant la force des vrais écrivains. Un roman n’est pas un objet, c’est un objet spirituel. Ou pour dire autrement, exiger un bon style n’est pas de l’esthétisme : ce n’est pas admirer un top-model parfait, lisse, froid, analysable rationnement dans l’idéalité de ses traits ; c’est au contraire aimer une femme vibrante, dense, désirable, avec qui la banalité se déchire et sublime. Malgré ses ambitions, le livre de Beigbeder renvoie un peu trop nettement aux visages moyens, aux tristesses amorphes ou conformes croisées partout dans les rues froides de notre Occident névrosé. Mais il est inutile de s’attarder sur cet essentiel défaut, car WW est bien trop loin de cette qualité – à laquelle pourtant il aspire. J’éprouve au mieux de la compassion pour ce grand gamin découvrant tout émerveillé l’écriture, parce que nous avons tous de semblables vanités, nous lui ressemblons tous un peu – mais le moins possible.
Windows on the World est une fantaisie respectable, pleine de bonnes intentions, et qui, comme La tour infernale ou Les visiteurs, peuvent même changer nos visions des choses. Mais cette fantaisie est détruite par des contradictions, des sophismes, des incorrections qui arrêtent le lecteur à chaque page. C’est donc au mieux un document, où nous piocherions avec circonspection ; ou un objet de consommation, un divertissement – mais alors gâché par ses fautes, et me faisant conclure qu’il vaut mieux, quitte à se détendre, lire Arsène Lupin, Lucky Luke – ou regarder La tour infernale.
Des chapitres sont cependant très agréables et bien écrits : ceux dont le narrateur est David, fils de Carthew, imaginant que son père possède de super-pouvoirs, et employant notamment une langue qui, avec ses expressions charmantes (« métaglucidation protocolaire », « hypercapacités transactionnelles », pp. 258-259), est la seule sonnant juste, et pour cause, dans tout le roman. Beigbeder a donc deux solutions : soit il se met à être franchement adulte, à la hauteur de ses ambitions, et se décide à lire, penser, travailler, tout ça quoi… Soit il se concentre sur ses qualités, et il écrit dans Fluide Glacial. Ce n’est pas une boutade !
Windows on the World est donc, au mieux, un phénomène littéraire : trop mauvais pour être encensé, trop bon pour être méprisé, il s’impose finalement comme la fantaisie curieuse d’un grand gamin doué, sensible, subtil, mais qui peine à grandir et à s’affirmer ; sachant structurer un roman, mais incapable d’un langage précis et d’une exigence de pensée. On aurait voulu pouvoir corriger WW avant qu’il ne sortît : Frédéric Beigbeder est moins coupable que son éditeur. Celui-ci, comme la presse, ne réalise guère que F. Beigbeder est encore en apprentissage, n’est pas encore un écrivain : mais, s’il poursuit ses efforts, le deviendra peut-être – aux côtés de Balzac ou du Concombre masqué. A suivre… (chez Ardisson.)


Afin de finir, j’évoquerai une dernière caractéristique de l’écriture de Beigbeder, très présente ici comme dans ses autres livres : il s’agit de l’humour. En effet, Beigbeder sait utiliser le langage pour des formules frappantes, efficaces :
- (p. 17) Du haut de la tour Montparnasse : « La vue est splendide puisque cet endroit est le seul de Paris d’où on ne voit pas la Tour Montparnasse. »
- (p. 41) Un client, peu avant le crash, a quitté le Windows et le WTC car on n’a pas le droit d’y fumer. Le narrateur conclut qu’on devrait également inscrire, sur les paquets de cigarettes : « Fumer vous fait sortir des immeubles avant qu’ils n’explosent ».
- (p. 45) Au Windows, il y a de nombreuses « femmes ultrabrushées » : « La plupart ressemblent à Britney Spears dans trente ans. »
- (p. 105) « notre expérience trioliste tombait à l’eau alors que nous n’en buvions pas ». et « j’avais une tête de mort dans ce restaurant décédé ».
- (p. 135) Dans la tour, une affiche déclare : « IT’S HARD TO BE DOWN WHEN YOU’RE UP ».
Ce sont des exemples d’humour réussi, du moins à mon goût. Leur fonctionnement est simple : ce sont des formules, brèves, jouant sur les mots – on reconnaît le publiciste que fut Beigbeder, sans nul mépris pour cette compétence en soi. Quant à leur objectif, il est aussi simple : faire sourire. Cependant, l’humour, comme il est sans cesse mis en valeur par l’omniprésence du drame, devient vite plus grave, noir et lucide :
- (p. 44) Au Ciel de Paris (le restaurant situé en haut de la tour Montparnasse), « il y a un permanent bruit de fond : la climatisation ronronne comme un réacteur nucléaire. »
- (p. 80) Le narrateur décline les noms possibles du WTC, avec un « humour noir » explicite : Windows on the Planes, on the Crash, etc. Cet humour-là est moins réussi.
- (p. 127) Jerry commente la situation : c’est « trop mortel », dit-il…
- (p. 116) La Portoricaine qui accompagne Carthew et ses fils s’appelle Lourdes : on attend un miracle.
- (p. 305, Carthew) « Je voulais vivre dans le virtuel mais je vais mourir dans la réalité. »
Bref, l’objectif de ces phrases est de faire sourire gentiment, par des bons mots réguliers ; au plus, l’horreur de la situation donne une dimension plus vertigineuse à ces plaisanteries. L’humour peut par contre être un peu raté : (p. 89) « J’étais un révolté Canada-Dry : j’avais la couleur de la révolte », etc. Rit-on vraiment comme Beigbeder s’y attend ? Moi, je ris de voir ici trop clairement l’ex-publicitaire et fêtard un peu nul, facile…
Il reste qu’il assume la facilité. On ne peut guère la lui reprocher. Même, j’aime bien que sa légèreté donne un peu de fraîcheur, non seulement au propos morbide du roman, mais aussi à la moyenneté de son style, qu’il relève, relevant ainsi et indissociablement la névrose moyenne de l’individu qui transparaît en permanence. Dans le paysage littéraire français, sinistre et renfermé, cette fraîcheur fait du bien.
En revanche, il est net que son humour, comme son style, se contente d’un sens acéré de la formule brève. Je n’y ai vu qu’une seule exception : lorsque le narrateur français, sur la fin du roman, à New York, prend l’accent espagnol pour ne pas risquer des réactions brusques (c’est l’hiver 2003, la France s’oppose à le guerre en Irak des Etats-Unis). Pour le reste, la formule reste son grand atout, parfois même sans humour :
- (p. 77) Dans les tours, « le système de ventilation devient un système de fumigation. » Le glissement des mots signifie un glissement des choses.
- (p. 267) « baiser à couilles rabattues. »
- (p. 120) Cherchant des mots pour définir l’arrivée d’un avion dans une tour, il propose « immeublir » et « atourissage ».
En somme, quand il est bon, Beigbeder est l’Alphonse Allais de notre temps. Allais est reconnu pour ses qualités ; mais nul critique ne chercha jamais à en faire un grand écrivain.
Cependant, Beigbeder diffère d’Allais sur au moins deux points : il parle de choses sérieuses – pourquoi pas ; il n’assume pas assez sa facilité. On pourrait donc lui proposer : Fred, puisque ton roman est rempli d’une autocritique de tes livres précédents et de ta médiocrité, pourquoi ne la sublimes-tu pas en jouant carrément de tes atouts majeurs, en devenant franchement notre Alphonse Allais sympa et sensible, amusant et modeste ? – Ou bien, puisque tu sais construire des formules, pourquoi ne pas se lancer, tiens donc, dans la publicité ?
D’ailleurs, l’art des formules n’est pas difficile ; je peux vous en offrir : Frédéric Beigbeder est à la littérature ce qu’André Comte-Sponville est à la philosophie. Il n’est pas mal que cela existe – pour ceux qui ne lisent pas, ou ne pensent pas ; les autres risquent seulement de se gâter le goût et l’esprit.


Je n’en dirai pas plus. Je ne suis ni pour, ni contre Windows on the World. J’aime certains aspects, j’ai affiné ma vision du 11/9 ; mais les faiblesses me détournent du livre, qui ne m’élève en rien. De toute façon, j’en ai assez dit.
Je ne me distancie que d’une chose : le bruit qui entoure ce roman, qui est plus spectaculaire que brillant, plus médiocre qu’important. Les journalistes, c’est vrai, n’ont pas le temps de lire ; ils sont en outre obligés de découvrir chaque semaine deux ou trois bons livres, ce qui est une absurdité. Celui-ci ne mérite pas qu’on lui crache dessus. Il ne mérite pas non plus d’être nommé à des prix littéraires, sans ridiculiser leurs jurys. Je l’ai assez démontré. Je quitte maintenant cette littérature de consommation pour Flaubert, Stendhal, Diderot, Cervantes, Shakespeare, Rabelais et Dante.