Il faut, paraît-il, être plutôt débile pour
aimer un roman de Michel Houellebecq. Ses acheteurs seraient des veaux qui
courent vers chaque Goncourt, des victimes de la mode qui écoutent bêtement les
médias superficiels. C’est ce qui ressort en tout cas de ces propos de Pierre
Assouline : La Carte et le
territoire est « lisse,
consensuel, propre sur lui, dénué de la moindre provocation, sage, tendance
bien dans l’air du temps, nullement dérangeant, gentiment tourné dans
l’autodérision avec un humour assez décalé pour que les lecteurs y voient
l’expression du tragique et juste assez original (…) pour faire croire aux
gogos qu’il était subversif. »
Mais Pierre Assouline n’est qu’un poseur, un
manieur de langage formaliste qui n’a jamais écrit que des
textes fades et qui ricane automatiquement de toute tentative d’écrire des
textes amples, parce que cela, petit con, ça ne se fait plus.
Cependant, Pierre Assouline fait bien de
critiquer Michel Houellebecq : dans deux siècles, ses lignes
condescendantes seront tout ce qu’il restera de lui, mais que connaîtront
seulement les universitaires patients qui consacreront leurs travaux, soit aux
textes de Houellebecq, soit au culte de la médiocrité dans les milieux
littéraires français aux alentours de l’an 2000.
Or Houellebecq s’attache justement à se coltiner
la réalité contemporaine par ce qu’elle a de plus spécifique : ce goût de
la médiocrité, cette complaisance dans la petitesse, et l’orgueil paradoxal de
ses partisans, qui regardent de haut la grandeur – les récits complexes, la
représentation sociale plutôt que psychologique, l’intérêt pour l’époque
actuelle plutôt que pour des époques passées (ce « réalisme historique »
que dénonçait récemment la revue Transfuge.)
Ces choix relèvent au mieux de la littérature de genre, au pire de la
littérature anglo-saxonne, selon les derniers tenants de l’héritage du Nouveau
Roman, qui continue à les écraser, peut-être avec masochisme.
La
Carte et le territoire constitue un jalon quasiment explicite dans
ce mouvement de détachement d’avec la littérature minimaliste (pour englober
d’un mot ce qui se fait depuis Beckett et Sarraute.) Ce roman ne le fait
toutefois pas avec une complète clarté, puisqu’il semble renoncer à la présence
de grands thèmes d’actualité qui distinguaient les précédents romans de
Houellebecq, par exemple la génétique ou les camps de rencontres sexuelles. La
« rethématisation » du roman laisserait donc place à un recentrage
sur l’intimité psychologique des personnages, ce qui constituerait un recul. A
cet égard, la dernière partie de La Carte
contredirait les pages qui la précèdent, puisqu’elle relève en bonne partie du
roman policier, de même que La
Possibilité d’une île relevait du roman d’anticipation. On se rattraperait
de justesse aux branches en constatant que le commissaire, comme les
personnages de « Michel Houellebecq » et de l’artiste Jed Martin mais
d’une manière différente, fait face à certaines horreurs spécifiques de notre
époque. Toutefois, cet argument ne suffirait pas.
La rethématisation du roman passe en vérité par
le choix d’un thème prosaïque, celui du travail, à partir d’un constat
justement trivial : « l’existence
des hommes s’organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie
de la vie » Ce choix de l’auteur est redoublé par celui du personnage principal,
qui peint « quarante-deux
professions types ». A ce double choix s’ajoute la représentation du
travail de l’artiste, écrivain ou peintre, le dernier tableau de Jed Martin
étant d’ailleurs celui de Michel Houellebecq, avec une logique qui clôture le
texte – bien la notion de clôture soit censée être dépassée depuis le nouveau
roman et le déconstructivisme. Ajoutons également le personnage de
« Frédéric Beigbeder », dont les textes ont été qualifiés, à la fin
des années 1990 et comme ceux de Houellebecq, de
« post-naturalistes », en raison de leur goût pour des réalités
contemporaines et pour une « renarrativisation » du roman, selon le terme
de Sabine Van Wesemael (dans Le roman transgressif contemporain : de Bret Easton Ellis à Michel
Houellebecq, L’Harmattan, 2010)
La Carte s’inscrit donc clairement dans la lignée de la
littérature française postérieure à 1945, dans la mesure où elle thématise
l’écriture elle-même. Mais elle le fait pour s’en moquer, pour dépasser cette
ipséité, pour signifier la nécessité d’une confrontation à des réalités
extérieures au « je » et à l’écriture, en même temps que les
difficultés de cette confrontation. Ainsi la représentation de l’écrivain par
le peintre Jed Martin apparaît-elle comme une impasse, une dernière œuvre après
laquelle créer serait vain. Ainsi, également, se moque-t-il de Robbe-Grillet,
au sujet de la représentation d’un radiateur. Et ainsi, et surtout, une grande
tendance du minimalisme est-elle moquée : l’autofiction.
L’auteur commet en effet une hérésie majeure en créant
un personnage qui porte son nom, à la troisième personne et en le montrant
selon les codes du roman réaliste traditionnel. Car « Michel
Houellebecq » est bien un personnage, qui s’éloigne de son modèle en
raison des nécessités du roman (par exemple les relations avec les autres
personnages), tandis que l’autofiction exigerait qu’il soit un
« possible » de l’auteur (ou de l’homme), ce qui ne préoccupe pas
celui-ci, au contraire. Dès son apparition, « Michel Houellebecq »
apparaît comme une caricature, une représentation forcément faussée (autrement
dit une « carte » qui ne peut correspondre au « territoire »
de référence.) Il est crasseux, alcoolique, désordonné, misanthrope et râleur
mille fois plus qu’auteur. Il est dégoûtant, inhumain, capable seulement de
propos triviaux : « La vache elle-même, et sur ce point je
suis en accord avec mon ami Benoît Duteurtre, me paraît très surfaite. Mais le
porc est un animal admirable (…) » Ce n’est plus seulement de
l’autodérision, c’est de la destruction systématique.
Le « je », en somme, est dégueulasse,
sauf quand il se tourne vers des objets extérieurs (l’œuvre de Jed Martin, sur
laquelle il écrit), et c’est justement lorsque ce personnage – ou ce cliché –
évoque ses travaux qu’il fait preuve d’humilité et devient respectable : « pour se lancer dans l’écriture d’un
roman il faut attendre que tout cela devienne compact, irréfutable, il faut
attendre l’apparition d’un authentique noyau de nécessité. On ne décide jamais
soi-même de l’écriture d’un livre, avait-il ajouté ; un livre, selon lui,
c’était comme un bloc de béton qui se décide à prendre, et les possibilités
d’action de l’auteur se limitent au fait d’être là, et d’attendre, dans une
inaction angoissante, que le processus démarre de lui-même. » Cette
définition correspond aussi au personnage de Jed Martin : « être artiste, à ses yeux, c’était
avant tout être quelqu’un de soumis. Soumis à des messages mystérieux,
imprévisibles, qu’on devait faute de mieux et en l’absence de toute croyance
religieuse qualifier d’intuitions ; messages qui n’en commandaient pas
moins de manière impérieuse, catégorique, sans laisser la moindre possibilité de
s’y soustraire – sauf à perdre toute notion d’intégrité et tout respect de
soi-même. »
Nous sommes cependant loin de tout nihilisme,
grâce à la place majeure donnée au thème du travail, même si cette ouverture
est montrée comme difficile, voire fragile, et grâce à l’humour de Houellebecq.
Mais c’est souvent un humour de pince-sans-rire, au-delà du moralisme critique,
qui se moque d’illusions très contemporaines pour signifier une dynamique
sociale d’ensemble, comme par ces dernières pages où, après avoir été reclus
plusieurs décennies, l’artiste sort à nouveau dans son village, vers 2035, et
découvre que la France profonde est finalement la France qui a survécu, grâce
au tourisme et à l’opposé, si l’on veut, de tout repli nationaliste.
Il existe en effet un au-delà au minimalisme, et
ce n’est pas forcément celui du roman anglo-saxon, ni un retour à la forme du
roman classique. Moins désespéré que moraliste, Houellebecq s’inscrit en même
temps dans la lignée de Perec (de La Vie
mode d’emploi, surtout), en faisant un roman qui joue des formes et des
genres (policier, autofiction, grand récit ou écrits sur l’art) et qui utilise
la technique contemporaine de l’assemblage, voire du collage ; un puzzle
humain est d’ailleurs constitué par le corps même du personnage de
« Michel Houellebecq ».
Ce
faisant, il évite l’illusion qu’une œuvre totalisante serait possible :
tout reste multiple et ouvert, de même que l’œuvre du peintre est la
juxtaposition de tableaux qui donnent « une image, relationnelle et
dialectique, du fonctionnement de l’économie dans son ensemble. » Toute
matière nourrit : il s’ensuit une œuvre plurielle, plus libre et riche que
le texte minimaliste dont elle signale la suffisance.
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